SCULPTURE DES IMAGES

Il fallut la technologie vidéo aisément manipulable, autrement dit une technologie dépendante des mains – petites caméras, restitution enregistrée sur ces objets domestiques que sont les disques, télécommandes manuelles – pour que les actes de filmer et de sculpter trouvent une proximité ou peut-être réactivent la relation refoulée entre sculpture et film, entre « le marbre et le celluloïd » . Car un des récits mythologiques les plus repris par les artistes académiques de la seconde moitié du XIXème siècle, donc les artistes « cultivés », fut Pygmalion et Galatée. Cette légende, variation érotique sur la métamorphose du marbre en chair, miracle opéré par la puissance désirante du sculpteur amoureux de sa création, anticipa poétiquement la réalisation de l’ambition cinématographique : la représentation du mouvement de la vie. Il n’est sans doute pas insignifiant qu’un des premiers films de Méliès fut une pantomime mettant en scène le sculpteur mythique et sa créature marmoréenne s’animant soudain par la magie du montage. Le peintre Gérôme fixa vers 1890 le cliché iconographique définitif d’un véritable « complexe de Pygmalion » allégorisant le passage entre les arts libéraux et les arts mécaniques, entre les arts de la représentation immobile et les arts du « mouvement qui déplace les lignes ». C’est en premier lieu cette origine qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai rencontré les attractions filmées de Brigitte Zieger.

Identité intrigante d’une artiste qui filme autant qu’elle sculpte, qui enregistre des performances autant que des travestissements. Veut-elle filmer le fatal terme figé d’une transformation ou le flux irrépressible d’une métamorphose ? Et l’intuition de cette incertitude, de cette alternative, m’ont été confirmées lorsque j’ai visité son atelier, le laboratoire d’images mouvementées d’une artiste dont j’avais découvert une année auparavant les actions filmées.

J’ai le souvenir très prégnant d’un atelier de sculpture d’où émergeait la fière stature d’un homme de plâtre vêtu d’habits réels. Je reconnus confusément, sans pouvoir le nommer avec assurance, l’étudiant héroïque qui s’interposa à la progression des tanks sur la place Tien An Men à Pékin. Devant mon étonnement et mon interprétation hésitante, Brigitte Zieger me confirma : l’image animée de cet événement historique, était consultable à tout moment sur la toile du « net », donc un mouvement enregistré, fixé et contemplable comme un monument commémorant un geste héroïque ou une bataille. Et cette image d’actualité permettait une paradoxale statuaire. En effet, en consultant à mon tour cette archive récente, emblème des fissures du monde communiste, je ne pouvais distinguer le mouvement de l’Histoire en train de s’accomplir et la troublante immobilité du héros, d’emblée statufié lors de cette action inouïe. Je prenais conscience que les images animées contemporaines qui s’accumulent dans cette mémoire virtuelle incommensurable, pouvaient être simultanément des monuments aux morts parce que disponibles en permanence. Si les places des villes et des villages n’étaient plus leur immuable site, les carrefours du Web les offrent en revanche à tout instant, sans les limites temporelles de l’image cinématographique. Alors, on conçoit aisément ce qui dans cette image nouvelle appelle la sculpture, une sculpture dont le mouvement de la vie est si proche. Un « complexe de Pygmalion » irrigue ces images.

Puissante évidence qui m’apparut lors de la visite de l’atelier de cette vidéaste qui sculpte, de cette sculpteur qui filme. Selon un itinéraire inattendu, imprévisible, un caractère aigu d’actualité médiatique survint pour moi dans les vidéos énigmatiques de Brigitte Zieger. Et j’emploie ce dernier qualificatif avec dessein tant ces vidéos n’appellent pas l’interprétation : leur message gît précisément dans une énigme revendiquée, en d’autres termes, une énigme qui serait le sens et qui unifierait les œuvres choisies et rapprochées par ce catalogue.

Je reviens à cette référence insistante à la sculpture, plus exactement à un régime particulier de cette pratique, le modelage.

Vénus et Serial Self sont de pures performances de modelage. Dans Vénus, le cerveau qui coiffe le crâne de l’artiste se révèle mou et malléable (c’est l’idée générale et convenue que l’on se fait du cerveau…) et il subit une progressive transformation manuelle en une chevelure qui se dote contradictoirement d’une finale apparence glacée et rigide du métal chromé. Les oppositions sont enchaînées : mou et dur, lieu de la conscience et lieu de l’apparence, pensée et corporéité, gravité et frivolité… Autant d’oppositions articulées dont le miroir accentue l’effet  et qui dépassent, sans l’ignorer, le message féministe.

Serial Self, par la magie du filmage inversé, métamorphose par une mystérieuse manipulation digne des effeuillages filmiques de Cocteau, une natte de cheveux en un révolver suicidaire. Les mêmes paradigmes visuels à l’œuvre dans cette pièce assez tragique et burlesque à la fois, sont prolongés d’un supplément symboliste qui s’attache à la chevelure féminine dangereuse.

L’étrange vidéo, plus étrange que toutes les autres, Soft, prend alors toute sa forte signification, bien que relativisée par l’humour : fétichisme écarlate, bas à coutures et talons, ombre qui dévoile en entier dans le second plan de l’image les jambes féminines, tondo du cadrage qui évoque l’iris du cinéma muet ou une optique voyeuriste… Les crépitements de la pluie – ou de la pellicule cinématographique ? – accompagnent le ramollissement, la débandade burlesque des talons.

Ainsi Brigitte Zieger sculpte, sculpte et anime, modèle et efface, brandit (une arme) et dénoue (des cheveux)… Partis pris qui fusionnent des actes qui n’appartiennent pas exactement aux mêmes registres conceptuels mais dont un état particulier de la matière offre par excellence l’image dialectique : la fumée.

Quel autre état de la matière – entre modelage et métamorphose, entre volutes et consistances changeantes, entre élévation et dissolution dont on retrouve les remous poussiéreux dans les grands dessins Eye-Dust – peut mieux réaliser l’énigme figurale que poursuit Brigitte Zieger. Parking joue avec dérision, de la géométrie des rangements automobiles et de l’informe fumeux qui s’évapore, brouille la vision et la logique chorégraphique des véhicules.

Mais Mondwest est plus mystérieux, plus inquiétant, tant l’expression figée et le buste en léger déséquilibre vers l’avant de cette jeune fille, s’enveloppent des pulvérulents remous d’une fumée qui montent du corps et cernent le visage. Corps qui chauffe ? Corps en irruption ? Suggestions volcaniques du corps qui pourraient renvoyer alors à cet état, expansif et sculptural à la fois, de la lave, matière absente dans les présentes images mais qui pourrait bien apparaître un jour dans les images futures de Brigitte Zieger… Ce corps aux allures d’un personnage sorti d’un film fantastique de William Friedkin , semble s’ériger au fur et à mesure de cette ascension  et se statufier en conservant les apparences d’un corps réel, charnel et à la séduction maléfique : mémoire du Golem, mythe de la sculpture et de la vie mêlées.

La perspective sculpturale de l’artiste trouve ainsi son accomplissement dans deux performances filmées, Hits and Misses, qui simultanément retrouvent des origines primitives de la cinématographie. Les Frères Lumière n’ont-ils pas filmé parmi leurs premières bandes, parmi leurs premières « vues » (un des deux frères y était d’ailleurs « acteur »), des ouvriers qui s’acharnent au sein d’un nuage de poussière à détruire un mur ? Ici, ce corps aux prises avec une surface qui se démantèle et se morcelle en quelques morceaux d’un énorme puzzle, traduit autrement la subtile et spectaculaire mise en évidence de la puissance volumétrique qui émane illusoirement d’un écran. Pointent à cet endroit les papiers peints animés (Shooting Wallpaper), surfaces d’où s’extrait dangereusement le mouvement. Il y a, en effet, du danger dans toutes ces vidéos : danger des chutes de planchers en plafonds friables, danger d’une arme qui naît d’une chevelure, danger d’un corps en fusion, danger des bombardements qui transforment des paysages charmants en territoires en guerre, danger des motifs pastoraux d’une toile de Jouy dont les bergères se dégagent pour flinguer le regardeur alangui…

Il n’est sans doute pas innocent que la toile de Jouy suggère… la toile informatique depuis laquelle Brigitte Zieger extrait ses clichés et ses patterns : réserve des images, répétitions des images, transformation des images… Ce qui fait le prix de cette œuvre ne sont pas seulement les métamorphoses des images et leurs humoristiques détournements. Ce sont plutôt les glissements d’un véhicule à un autre, d’un support à un autre : de la sculpture à la vidéo, de la vidéo à la toile virtuelle, de la toile virtuelle à la sculpture. La boucle s’accomplit : l’étudiant inconnu de Tien An Men, aujourd’hui disparu, pourtant encore repérable sur la toile du Web – cette réserve d’images infinie pour retrouver les morts – se réincarne, s’érige et se monumentalise par la persévérance de l’art.

Titre opportun d’un texte célèbre d’Erich Rohmer.

J’avais utilisé un jour cette expression pour évoquer les formes de survivance et de tension de la sculpture dans le cinéma.

Je reprends cette expression qui désigne ces scènes exemptes de narrativité dans le cinéma muet.

Yves Bonnefoy, La stratégie de l’énigme, Ed. Galilée.

L’Exorciste

SCULPTURE OF IMAGES

It has only been since the arrival of an easily manipulable video technology, in other words one dependent on the manual - small cameras, reproduction saved onto these small, domestic objects which are discs, hand-held remote controls -  that a certain proximity between filming and sculpting has been enabled, and that perhaps the discarded relationship between sculpture and film, between "marble and celluloid", has been reenacted.  For one of the mythological tales most addressed by academic artists of the second half of the XIXth Century, that is to say the "cultivated" artists, was Pygmalion and Galatea.  This legend, an erotic variation on the metamorphosis of marble into flesh, a miracle which was brought about by the powerful desire of a sculptor's love for his creation, poetically foresaw the realization of the cinematic ambition: to represent the movement of life.  It is no doubt not without significance that one of  Méliès' first films was of the mythical sculptor and his marmorean creation which suddenly came to life as a result of the magic of editing.  The painter Gérôme produced in about 1890 what was to become the definitive iconographic cliche of a real "Pygmalion complex", with an allegory for the passage between the liberal and mechanical arts, between the art of immobile representation and that of "movement displacing lines".  It was this which first came to mind when I came across Brigitte Zieger's filmed "attractions".

The identity of such an artist, who films as much as she sculpts, documents performances as well as transvestism, is intriguing.  Is she trying to film the fatal and fixed term of a transformation or the irrepressible flux of metamorphosis?  And the intuitive feeling I was experiencing of incertitude, and of this alternative, was confirmed when I visited the studio, which is a laboratory for the turbulent images of the artist whose filmed actions I had discovered a year previously.

 I have a particularly potent memory of a sculpture studio from which emerged the proud stature of a plaster man dressed in real clothes.  I vaguely recognized, without being absolutely sure, the heroic student who stood and blocked the tanks on Tiananmen Square in Peking.  Seeing my surprise and hesitant interpretation, Brigitte Zieger confirmed that the animated image of this historical event could easily be consulted, at any given moment, on the web of the "net", and was as such a movement that was saved, fixed and could be contemplated like the commemorative monument of a heroical gesture or a battle.  And this image of recent current affairs provided for a statuary paradox.  Indeed, when I too consulted the recent archive, which has become the symbol of cracks appearing in the communist world, I couldn't distinguish the movement of History in the process of being accomplished and the troubling immobility of the hero, emblematically transfixed during such an unprecedented action.  I became conscious that contemporary animated images accumulating in this boundless virtual memory could be simultaneously monuments to the deadbecause they are permanently at one's disposition.  If the squares of cities and villages are no longer the perpetual site of such monuments, then the crossroads of the Web, on the other hand, and at any given moment, offer them a place within the temporal limits of the cinematographic image.  And so one can easily conceive what within this new image one may call sculpture, a form of sculpture which is so close to the movement of life. A "Pygmalion complex" which irrigates the images.

The evidence of such reasoning was apparent when I visited the studio of this videomaker who sculpts, of this sculptor who films.  Following an unexpected, unpredictable itinerary, a critical personality from the media of current affairs comes to mind in Brigitte Zieger's enigmatic videos.  And I am using this qualifying term purposely because these videos don't call for interpretation: their message lies precisely within a declared enigma, in other terms, one which may be the meaning and which may unify the works chosen and brought together for this catalogue.

Let me come back to this insistent reference to sculpture, or more exactly to a particular form within its practice, modeling. 

Venus and Serial Self are pure performances of modeling.  In Venus, the brain covering the artist's skull turns out to be soft and malleable (which is the generally accepted idea one has of the brain...), and undergoes a progressive manual transformation into a hairdo, the final appearance of which, in all contradiction, is icy and rigid, like chromed metal.  Oppositions are set in motion: soft and hard, a conscious place and one of appearance, thought and corporeality, gravity and frivolity... So many oppositions articulated, the effect of which is accentuated by the mirror, and which goes beyond, without ignoring, the feminist message.

Serial Self, by the magic of inverted footage, through a mysterious manipulation worthy of Cocteau's films, and their peeling away effect, transforms a braid of hair into a suicidal revolver.  The same visual paradigms at work in this rather tragic and yet burlesque piece are prolonged with a symbolist supplement which is attached to dangerous feminine hair.

Within this context, the strangest of all the videos, Soft, takes on a whole new meaning, albeit one which is relativized due to its humour: scarlet fetishism, seamed stockings and heels, a shadow revealing in the second shot the whole image of a woman's legs, tondo framing which evokes the iris of silent cinema or a voyeuristic perspective... the crackling of rain - or of the cinematic film? - accompany the burlesque way in which the heels soften and go limp.

So Brigitte Zieger sculpts and animates, models and deletes, holds up (a gun) and undoes (hair)... preconceived positions merging together functions which don't exactly belong to the same conceptual range and for which the particular state of one kind of substance offers the perfect dialectic: smoke.

 What other state of matter - that which is between modeling and metamorphosis, between swirls and changing consistencies, between elevation and dissolution, which one also finds in the dusty turbulence of the large drawings called Eye-Dust - can better demonstrate the figural enigma that pursues Brigitte Zieger.  Parking plays with derision, the geometry of cars lined up in rows and the smoking shapelessness which evaporates, confusing the vision and choreographic logic of the vehicles.

Mondwest is more mysterious, more disturbing, as the fixed expression and bust of a young woman leaning slightly towards the front and out of balance, becomes shrouded in the pulverulent swirls of smoke climbing her body and surrounding her face.  Is the body heating up?  Or about to irrupt?  Volcanic suggestions of the body which could reflect the both expansive and sculptural state of lava - a substance which is absent as yet in the present images but which might well appear in Brigitte Zieger's work one day... This body which looks like a character from a William Friedkin fantasy film, seems to rise little by little out of this ascension and to become a statue while preserving the appearance of a real body which is carnal and balefully seductive: bringing to mind Golem, the myth of sculpture and life blended together.

The sculptural perspective of the artist can also be found in two performances she has filmed, Hits and Misses, which simultaneously rediscover the primitive origins of cinematography.  In one of the Lumière brothers' first film tapes, in one of their first "takes" (one of the two brothers was indeed an "actor" in it), a group of workmen can be seen avidly destroying a wall in the midst of a cloud of dust.  Here the body is held in a surface which is becoming dismantled into the pieces of an enormous puzzle, and translates in a very different way the subtle and spectacular highlighting of the volumetric power emanating illusorily from a screen.  Which brings me to the animated wallpapers (Shooting Wallpaper), surfaces from which movement is dangerously extracted.  Indeed there is danger to be found in all of the videos: danger of falling through the floorboards of flimsy ceilings, danger from the weapon created out of a hairdo, danger of a body becoming molten, danger of bombardment transforming charming landscapes into war terrain, danger of the pastoral motifs of a Jouy fabric, the shepherdesses of which come out at one and fire at the listless observer...

No doubt it is not a coincidence that Jouy weave suggests... the computing web from which Brigitte Zieger extracts her cliches and patterns: a reserve of images, the repetition of images, the transformation of images... What makes this work especially noteworthy is not just the metamorphoses of the images and their humorous twists, but rather the way in which one vehicle for these images slides into another, from one support into another: from sculpture to video, from video to the virtual web, from the virtual web to sculpture.  The loop is completed: the unknown student of Tiananmen, who has today disappeared, and yet is sill easily recognizable on the World Wide Web - this infinite reserve of images in which one can find the dead - is reincarnated, re-erected and monumentalized through the perseverance of art.

(english translation by Carmela Uranga)

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(press version)
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(catalogue version)
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